Borel et Mallarmé (fiction, épisode un)
C'est un après-midi d'été. Emile Borel accompagne Alfred Jarry à Valvins, chez Mallarmé. Un ami de l'ENS lui a présenté le fameux auteur d'Ubu roi. Ils avaient suivi ensemble les cours de Bergson au lycée Henri IV. Et s'il avait raté trois fois le concours d'entrée, il pédale trois fois plus fort. Pendant que Jarry repart faire un tour le long de la Seine, Borel et Mallarmé s'installent entre les rosiers et la yole, au bord de l'eau.
La maison de Mallarmé à Valvins
(Vuillard, 1896, Musée d'Orsay)
Cher Borel, savez-vous que je travaille encore ces jours-ci à ce qui pourrait bien être mon chef d'oeuvre et j'aimerais avoir votre avis.
Voilà qui est excitant cher Maître. Et en quoi pourrais-je vous être utile?
Ecoutez plutôt. J'ambitionne d'écrire un poème en prose comme on lancerait des dés sur une page vierge.
Ah, des dés! formidable! On vous a sans doute dit mon intérêt pour tout ce qui touche au hasard!
Oui! le hasard! mon petit Emile! vous permettez que je vous appelle ainsi, nous avons quasiment trente ans d'écart! et, comme on dit, vous pourriez être mon fils.
Je vous en prie, et vous savez que je goûte davantage le calcul des probabilités que l'arithmétique qui vous tient tant à coeur.
Certes! la rime, le rythme, l'arithmétique ont forcément à voir. Et, j'en conviens, je compte sans cesse. D'ailleurs vous m'avez réjoui avec vos contes de nombres normaux quand vous aviez évoqué, rue de Rome, votre Introduction à l'étude de la théorie des nombres et de l'algèbre supérieure.
C'est Alfred, cher Maître, qui m'a cité cette phrase de vous:
Les mots, d'eux mêmes s'exaltent à mainte facette
. A croire que les dés ont partie liée à la littérature — si vous m'autorisez cette formule.Oui, oui, mais imaginez des flots furieux, un naufrage, le navire déjà englouti par un tourbillon, un gouffre. Et un Maître évanescent tenant dans son poing des dés qu'il hésite à lancer car il pressent une issue inouïe. Le poème se déploierait au rythme du heurt des dés dont on ne saurait dire si le Maître les a jetés ou pas, et peu importe réellement car les dés voyez-vous, mon petit Emile, les dés sont le poème lui-même.
Saisissant. Mais, concrètement, lancerez-vous des dés pour choisir tel mot, telle distribution des vers du poème sur la page?